On tue le temps

Papa marche d’un pas pressé dans la rue; il tient d’une main des sacs de course et son cellulaire, de l’autre, son fils de 4 ans. Tandis que papa focalise sur la prochaine mission de la journée (récupérer l’ainé à l’école à temps pour l’amener au cours de judo), le petit, au bout de son bras, plane, traîne.

"Dépêches-toi bon Dieu, on va être en retard, t’es lent, arrêtes de rêvasser "

L’enfant s’arrête, pointant le ciel et s’écrie : "Regardes Papa, le nuage en forme de lapin"

 

Que nous indique cette scène?

  • Jurer devant un enfant c’est moche?
  • Les papas c’est mal organisé (notez que j’aurai pu mettre les mamans aussi)?
  • Le temps de l’adulte n’est pas celui de l’enfant?

 

Quel est le temps des adultes? C’est Chronos, le temps de la montre, du calendrier, des agendas et de nos alarmes-rappel sur nos téléphones. C’est celui des semaines programmées, des vacances organisées, des activités prévues.

Nous adultes, ne parlons du temps qu’en ces termes : gagner ou perdre son temps, avoir un emploi du temps surchargé, le temps c’est de l’argent, tuer le temps...

 

On tue le temps pour dire qu’on s’occupe. Quelle ironie non?

 

L’enfant, lui est dans une autre forme de temps, le Kairos. Ce n’est pas du temps quantitatif mais une qualité de l’instant, dans la contemplation, dans un temps suspendu, bref dans le moment présent.

Combien de livres trônent sur votre table de nuit, votre bibliothèque pour (ré) apprendre à être dans l’instant présent? Combien de conférences, séminaires avez-vous fait sur le sujet, pour arrêter de courir et vivre dans l’instant? Combien d’applications avez-vous téléchargé sur votre cellulaire pour vous initier à la méditation? Beaucoup je suppose, comme moi...

Nous autres adultes, avons donc enfin compris qu’il fallait ralentir...

Ce qui est fou, c’est que nous réalisons que nous sommes bouffés par Chronos, et que nous avons abandonné Kairos, que nous voulons nous sauver de la tyrannie de la montre... alors pourquoi vouloir que nos enfants empruntent le plus vite possible le chemin de Chronos et accélèrent??

Dans leur développement psycho-moteur par exemple : un enfant qui marche quelque mois après son cousin et c’est la panique... quelques mots qui arrivent après le voisin et c’est le rdv chez l’orthophoniste...un enfant trop contemplatif et distrait et c’est le déficit d’attention qui rôde...

Bref, il faut que l’enfant se développe rapidement (et bien), comme “prévu” (presque programmé) dans les temps... qu’il apprenne vite et bien...sinon quelque chose cloche. Comme une horloge qui déraille, on vérifiera ses piles, on essaiera de le remonter et au pire, on ira le faire vérifier chez le spécialiste horloger.

 

Marchons-nous sur la tête?

 

La Bruyère en son temps soulignait déjà que « les enfants n’ont ni passé, ni avenir et ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du temps présent... ».

Quand avez-vous joui de l’instant présent pour la dernière fois, ne serait-ce que quelques minutes?

Jouir de l’instant : n’être ni dans le passé et ses remords ou regrets; ni dans le futur et ses inquiétudes et anticipations...

Où suis-je quand je suis avant ou après? Pas ici et maintenant, et pas psychiquement disponible pour l’autre, notamment mes enfants, qui eux, sont (normalement) dans le moment.

"On nous apprend à compter les secondes, les minutes, les heures, les jours et les années... mais personne ne nous explique la valeur de l’instant"    Donato Carrisi

Et si on se resynchronisait à l’instant, tous ensemble, adultes et enfants, pour vivre sur la même temporalité? Si on invitait Kairos dans notre vie, comme dans celui de nos enfants que nous forçons à être dans le Chronos...

Quelle violence fait-on à l’enfant en le précipitant, en le pressant, alors que nous terminons de lire convaincus, "Le pouvoir de l’instant présent" d’Eckart Tolle?!! Nous ne cessons de répéter que nous ne comprenons pas nos enfants mais nous continuons à ne pas vivre sur la même temporalité...

S’autoriser à être dans l’instant présent, tous ensemble, adultes et enfants : retrouver les sensations, les émotions que l’on avait petit enfant lorsque la pluie tombait : avoir le goût de sortir, de se laisser mouiller jusqu’au cou, de dégueulasser nos bottes

Comme chantait Renaud

"Et sauter dans les flaques, pour la faire râler, bousiller nos godasses et s’marrer"

"À m’asseoir sur un banc, cinq minutes avec toi... " c’est juste ça, le Kairos...

Et rentrer grelottant mais heureux, hilare, se réchauffer tous ensemble sous la couverture chaude...

 

Faire à l’heure présente, un aujourd’hui qui chante ( G.Moustaki)

 

Alors cessons de vouloir mettre nos enfants dans un Chronos qui les rattrapera bien trop vite à mon goût; puisque nous voulons nous en défaire, ne les obligeons pas eux, à l’accueillir....

Tentons de vivre plus souvent avec Kairos, tous ensemble.

 

Et vous :

Accueillerez-vous notre ami Kairos à dîner ce soir?

 

Ps : La montre de la photo peut être trouvée sur internet notamment Steal Back Time (je précise que je n’ai aucune action dans l’entreprise qui les fabrique !!!). Elle n’indique aucune heure, juste le mot « now » (pour les non-anglophones, cela veut dire Maintenant). Parfois lorsque l’un de mes enfants est dans l’anticipation anxieuse ou se précipite, bref dans le chronos envahissant, je lui demande juste : « Quelle heure est-il?»? Petit sourire en coin : Tu as raison maman, il est « now ».

 


Copyright © 2018 Céline Lamy. Tous droits réservés.


 

 

3 thoughts on “On tue le temps

  1. Merci de nous donner l’occasion de nous informer sur des notions que nous ne connaissons pas ( en tout cas moi ) : le Kairos, l’opportunité qui s’offre à nous et qu’on a le choix de saisir, ou pas…
    J’avoue, je ne fais pas partie des personnes qui cherchent à méditer, en tout cas, pas dans le sens commun, je ne lis pas de livre de développement personnel ou de comment trouver son monde intérieur dans ce but là . Bien sûr je m’intéresse à des auteurs comme Frédéric Lenoir ou Christophe André, mais plus dans l’analyse qu’ils peuvent avoir des concepts qui remplissent nos vies.
    Cependant je fais partie, aussi, des personnes qui ont été submergées par Chronos, par la force des choses, dans le désir de bien faire.
    Jouir de l’instant présent, quelle belle promesse de bonheur.
    Vivre ensemble, adultes avec enfants, tout en respectant le rythme de chacun, c’est une belle quête.
    Malgré tout, il y a un bémol à tout ça, c’est que, qu’on le veuille ou pas, nous serons toujours enchaîner à Chronos et cela juste par le fait que nous vivons en société et que cette société a besoin de règles pour exister sans que les dominants écrasent à coup sur les dominés pendant que les spectateurs ne font rien.
    Et c’est comme tout, une question d’équilibre entre Chronos et Kairos, garder son âme d’enfant au fond de soi, la montrer de temps en temps et apprendre à devenir responsable, respectueux, bienveillant.

  2. Une lumière s’allume, mon réveil sonne.
    Quel bel article sur une notion qu’il faut remettre à l’heure…

    Ce qui pour moi est paradoxal avec le temps c’est que nous sommes dans une société où il faut aller vite, performer et surtout ne pas perdre de temps.
    Qu’après cette course effrénée quotidienne, nous nous jetons le soir sans perdre de temps sur le premier livre nous invitant à apprendre à jouir de la douce saveur de l’instant présent.
    Une fois que nous avons goûté avec délectation à ce pur instant de présent, nous entamons une discussion avec notre compagne, le ton monte et c’est à ce moment que le passé refait surface que les reproches fusent.

    Alors qu’en pensez-vous Céline? L’homme n’est il pas quelque peu « fou » perdu ? Il veut jouir du présent en se projetant dans le futur et en reprochant le passé !!!!
    dans quel temporalité sommes nous ?

    De mon côté je n’y comprend plus rien …
    Clément
    En tout cas une fois de plus vous avez allumé une lumière en moi

    Merci

    1. Cher Clément,
      Bonsoir ( ici au Québec) ou bonjour si vous êtes en Europe… le temps là encore me joue des tours et je suis en décalage avec vous peut-être dans cette temporalité…
      Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la résurgence du passé comme arme fatale dans les couples et dans les histoires de famille… tout comme sur l’anticipation anxieuse du futur, avec l’argument de  » il faut prévoir » ( les études du petit dernier, les prochaines vacances…)
      Bref on ne sait pas dans quelle temporalité nous sommes, mais certainement pas dans l’ici ni dans le maintenant… oui c’est à ne plus rien y comprendre car enfant, nous avions instinctivement le sens de l’hédonisme …
      La folie est de l’avoir perdu, ou plutôt d’avoir laissé les adultes nous le faire perdre… mais il n’est jamais trop tard…
      bien à vous
      Céline

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